L'huile d'olive éclaire
la Tunisie depuis Carthage

Liquide doré, liquide adoré

 Par Sonia HAMZAOUI

Chargée de Recherches à l’Institut
National du Patrimoine – Tunis

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L’histoire de l’olivier se confond avec l’histoire de l’agriculture et plus particulièrement celle du bassin méditerranéen. En effet, cela fait plus de cinq mille ans que l’homme cultive l’olivier et en extrait l’huile par pression. L’expansion des oliveraies s’est faite au fur et à mesure que des civilisations s’établissaient autour de la méditerranée. Pour la Numidie, Jules César, exigeait selon un décret et en guise d’impôt le versement annuel de trois millions de litres d’huile. D’après les textes de Tacite, dans ce qui est aujourd’hui devenu la Tunisie, furent, à l’époque, plantées d’immenses oliveraies pour fixer les nomades ce qui permit d’assurer la plus grand partie de l’approvisionnement en huile d’olive de l’empire Romain. La longévité de cet arbre, le peu de soins qu’il demande et l’importante production qu’il assure, lui confèrent le statut d’or liquide.

 Certains tunisiens continuent à produire leur propre huile d’olive à partir de leurs plantations et ceci après transformation des olives dans des pressoirs modernes ou parfois même traditionnels. Pour ceux qui n’ont pas d’oliveraies, l’huile leur est fournit par la famille ou bien elle est achetée en grandes quantités. Seules les plus démunis continuent à s’approvisionner au détail.

La conservation annuelle domestique de l’huile d’olive se fait à l’abri de la lumière soit dans des citernes creusées dans le sol, soit dans des jarres en terre cuite, ou dans des bonbonnes en verre maintenues dans des paniers métalliques capitonnés ou non de paille et appelées dames-jeannes ou encore dans des bidons métalliques. Dans le cas où il reste de l’huile au-delà d’une année elle sera purifiée des dépôts noirâtres qu’elle aurait pu accumuler.

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La richesse symbolique de l’huile d’olive n’a d’égale que ses utilisations dans l’art culinaire. Une connotation faisant appel aux meilleurs symboles lui est attachée: paix, fécondité, force, victoire, richesse, gloire et même purification et sacralité. Symbole de la richesse et de la prestance, il fut un temps où la personne qui rentrait avec une bouteille d’huile à la main prenait grand soin de bien la cacher afin d’éviter de dévoiler sa pauvreté. Extraite annuellement des fruits des oliviers, elle faisait, pour ceux qui la produisaient l’objet d’une donation régie par les versets coraniques zekket. Ils devaient offrir le dixième de leur production aux plus pauvres. Aujourd’hui encore, au cours des rites de mariage, la famille du marié offre à celle de la mariée les produits de base pour la préparation des repas cérémoniels dont précisément l’huile d’olive.

 La symbolique s’épanouit dans les rituels. L’huile d’olive est retrouvée au niveau des différents rites de passage comme le mariage, le deuil, l’accouchement et la circoncision, soit dans une pratique rituelle, soit incorporée dans l’alimentation ou encore utilisée comme moyen d’assaisonnement par exemple pour l’assida (bouillie de farine). Le rituel au cours duquel la jeune mariée de Tunis plonge son index dans un bol d’huile dans l’attente du retour des hommes de la mosquée après la signature du contrat de mariage est un symbole initiatoire, de bénédiction de la défloration et augurant de la fécondité. Dans le Nord-Ouest de la Tunisie, il est de coutume que la jeune mariée peigne la face d’une jument avec de l’huile d’olive avant de franchir le seuil de sa nouvelle demeure, ce qui renvoie également à la fécondité.

 Provenant d’un arbre béni, l’huile d’olive est investie d’un pouvoir magico-religieux. Elle était utilisée à l’occasion de l’accouchement pour faciliter la délivrance. L’une des femmes présentes, en faisant appel aux saints, se gargarisait la bouche avec de l’huile d’olive qu’elle allait ensuite cracher dans le puits.

A Tunis au matin de la nouvelle année julienne, il est d’usage que l’on consomme un gâteau spécifique afin que l’année soit douce. Il s’agit, en l’occurrence, de la madmouja, composée de feuillets de pâte de semoule assez épais, frits dans de l’huile d’olive, coupés en petits morceaux et mélangés avec du sucre en poudre et avec des dattes dénoyautées. Ce gâteau est également préparé au cours du mois de Ramadhan.

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La friture constitue sans doute ce mode culinaire intermédiaire qui, parce que plus médiatisé, annonce l’ouverture sur une sophistication culinaire progressive. Mais ce qui caractérise le mieux cette cuisson, c’est bien la matière médiatrice qu’elle emploie, en l’occurrence l’huile d’olive dotée d’une forte charge symbolique. De là vient la présence impérative de mets frits pendant certaines fêtes religieuses tels que les beignets à la veille du vingt septième jour du mois de Ramadhan. La présence d’une grande gamme de gâteaux frits tels que les « fenêtres du paradis » « chbebek el janna », « les oreilles du juge » « ouedhnin el qadhi », les maqroudh etc. au cours de l’Aïd el fiter ne semble pas non plus fortuite.

Utilisée au cours du rituel du deuil, l’huile d’olive servait à imbiber le pain offert aux pauvres au cimetière durant les trois premiers jours succédant au décès. A travers cette pratique associant deux produits alimentaires sacralisés, la famille endeuillée recherche la miséricorde divine pour le défunt.

L’art culinaire tunisien repose sur l’huile d’olive car là où pousse l’olivier, on cuisine avec l’extrait de son fruit. Présente dans toutes les étapes du culinaire, l’huile d’olive peut être tour à tour un élément d’assaisonnement, un agent de conservation, un constituant alimentaire, une matière utilisée pour la friture ou un produit d’esthétique. L’assaisonnement à l’aide de l’huile d’olive concerne aussi bien les aliments salés que ceux sucrés. Mélangée avec quelques gouttes de jus de citron, une pincée de sel et une autre de poivre, elle attendrit les salades crues et leur rajoute du goût. Pour les salades cuites, elle adoucit celles relevées et donne de la consistance aux autres. Cet assaisonnement concerne également un type de pain très particulier et spécifique au Sahel tunisien. A Sousse, chez certaines familles citadines vivant à proximité de leurs oliveraies, l’huile vierge de première pression « zit n’dhouh » était fabriquée à la maison. En effet, les olives récoltées par les domestiques au fur et à mesure de leur chute, étaient mises à sécher. Elles étaient ensuite écrasées grossièrement au moulin à pierres manié par une ou plus souvent deux femmes se faisant face. Les noyaux étaient laissés sur place et la pâte de pulpe était alors déposée dans une grande bassine qas’a en cuivre où elle était foulée avec addition d’un peu d’eau de temps à autre. C’est alors que l’huile commençait à s’écouler. Peu à peu, elle seule surnageait et était délicatement recueillie. La pâte était utilisée pour la préparation d’un pain spécifique appelé pain lebba.

Le pain ordinaire traditionnel est préparé à la maison et cuit dans un four appelé tabouna. Préparée très tôt dans la matinée, la pâte est faite de semoule fine, d’eau et de sel à laquelle est additionnée une boule de pâte levée de la veille: le levain. Pétrie et levée, cette pâte est aromatisée avec de l’huile d’olive, des graines de nigelles et/ou d’anis.

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Utilisée comme agent conservateur, l’huile d’olive est rajoutée à certains produits alimentaires sujets de la conservation. Il s’agit notamment de certains légumes dont, par exemple, les tomates séchées, salées et mixées, de l’harissa (pâte de piments rouges), etc. ainsi que de certains produits carnés séchés. Les conserves de viande qaddid sont préparées notamment lors de l’Aïd el kébir et servent de fonds pour les ragoûts et les soupes. On procède à la fabrication du qaddid au lendemain de la grande fête. La viande utilisée à cet effet est retirée de la musculature de la bête. La chair est découpée en lanières auxquelles on laisse adhérer de la graisse quand il s’en trouve.

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Une fois salées et épicées, les lanières sont ensuite suspendues sur une corde, au soleil, pour sécher. Lorsqu’elles sont sèches, on les fait frire pendant un quart d’heure dans un chaudron d’huile bouillante. Le qaddid placé dans des bouteilles en verre avec l’huile de sa friture se conserve pendant une année.

 Une autre forme de conservation de la viande concerne la réalisation des merguez préparées à partir de la chair de mouton et d’une partie de la graisse de sa queue. Ces éléments sont hachés et assaisonnés pour servir de farce aux boyaux préalablement lavés et grattés. On forme, d’une main habile, de petites saucisses de quelques centimètres qui seront suspendues sur une corde et exposées au soleil pour sécher.

 Une fois qu’elles sont sèches, elles sont percées à l’aide d’une aiguille avant d’être frites pendant un quart d’heure dans un chaudron d’huile d’olive bouillante. Les merguez sont conservées dans des bouteilles en verre et recouvertes de l’huile de cuisson.

 Parmi les autres légumes conservés, la salade mechouia est préparée et conservée dans de l’huile d’olive. Il s’agit de faire griller des poivrons verts et des tomates, de les assaisonner avec du sel et du carvi, de les piler et de rajouter de l’huile d’olive et de l’acide salicylique pour leur conservation pendant quelques mois. Une autre forme de conservation, de courte durée ne dépassant pas les deux semaines, est celle du torchi préparé à partir de carottes et de navets coupés en rondelles fortement saupoudrés de sel et assaisonnés avec de l’harissa et de l’huile d’olive.

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Les piments rouges sont, quant à eux, soit conservés séchés et pulvérisés soit transformés sous forme d’harissa. Cette dernière méthode de conservation fait appel aussi bien au séchage qu’à la conservation avec du sel et de l’huile d’olive. Les piments rouges frais, destinés au séchage, sont tout d’abord triés puis exposés au soleil pendant quelques jours dans le but d’éliminer leur humidité et de faciliter leur conservation.

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Une fois qu’ils sont bien secs, une partie de ces piments est pilée et mélangée avec un peu d’huile d’olive afin d’en prolonger la durée de conservation. Le reste est transformé en harissa, par réduction, grâce au mortier, en petits fragments humidifiés et malaxés. On obtient une pâte appelée h’rous à laquelle on rajoute un peu d’huile, de l’ail et certaines épices. Ces légumes conservés dans l’huile tels que la salade mechouia et le torchi sont consommés comme hors-d’oeuvre.

 Eléments essentiels de la cuisine tunisienne, l’huile d’olive est indéniablement utilisée dans la préparation des plats nécessitant dans leur composition un corps gras. Etant donnée la difficulté d’établir ici une liste exhaustive de ces produits, ne sera pris en exemple que le plat cuisiné qui nécessite la plus grande quantité d’huile d’olive, il s’agit de la mloukhia : On mélange la poudre de corète avec une bonne quantité d’huile d’olive jusqu’à obtenir un mélange onctueux, on laisse mijoter un moment ensuite on arrose d’eau chaude et on laisse cuire à feu doux. Par ailleurs, on épice de la viande avec de l’ail, de la menthe séchée, de la coriandre, un peu d’harissa et un morceau de sucre pour neutraliser le goût amer de la corète. La préparation de ce plat peu durer plusieurs heures et ce, jusqu’à l’apparition d’une couche d’huile à la surface.

 La friture à l’huile d’olive constitue un mode de cuisson peu élaboré, secondaire dans la consommation et auxiliaire du très cuit. Parmi les produits alimentaires sujets de friture, figurent les légumes et le poisson considérés comme plats principaux des menus estivaux légers mais tout de même substantiels. Par ailleurs, le poisson frit peut être doté, dans l’ordre du menu, d’une place mineure, toujours en « entrée » ou bien, à titre de complément dégustatoire, être présent durant toute la durée du repas.

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L’huile d’olive est considérée comme source de vie, elle joue un grand rôle dans la thérapeutique traditionnelle. Elle est consommée le matin à jeun pour lutter contre la constipation et pour aider à prévenir contre les maladies cardio-vasculaires. Mélangée avec du miel et du jus de citron, elle permet de s’éclaircir la voix et de soigner les maux de gorge.

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Tiède, l’huile d’olive est utilisée sous forme de gouttes pour soulager les douleurs de l’otite. En badigeonnant avec le doigt la gorge du nouveau-né avec de l’huile d’olive, on garantit que ce dernier va avoir une belle voix et qu’il n’aura pas de goitre.

 Par ailleurs, certaines préparations alimentaires et certaines pratiques traditionnelles sont réalisées dans un but thérapeutique. L’élément omniprésent à ce niveau est l’huile d’olive. Ainsi pour soigner une fracture, il est recommandé de consommer de la bsissa de sorgho (farine de sorgho) non grillée et délayée dans de l’huile d’olive. Pour un simple rhume, il suffit de manger une pâte obtenue à partir de quelques feuilles de lavande pilées, liée avec un oeuf cru et frite dans de l’huile d’olive bouillante. S’il s’agit d’un nourrisson, il est conseillé de lui masser la tête avec de l’huile d’olive tiède parfumée d’eau de fleur d’oranger. Pour un rhume avec toux, il faut placer au niveau de la poitrine et de la gorge de la personne malade et pendant toute une nuit des cataplasmes de feuilles de ricin délicatement perforées à l’aide d’une aiguille et infusées dans de l’huile d’olive chaude. En cas d’apparition de fièvre, le malade doit consommer un mélange de graines de carvi et de l’ail frits dans de l’huile d’olive et réduit en purée. Pour un enfant, il suffit de lui administrer des feuilles de marjolaine infusées dans de l’huile d’olive tiède. En ce qui concerne la diarrhée, il est recommandé de consommer deux fois par jour de la bsissa (farine de pois chiche grillés) ou des grains de fenugrec dilués avec de l’huile d’olive.

 L’huile d’olive est utilisée dans les soins de la peau et des cheveux. Les femmes se massent les mains avec cet extrait gras de l’olive afin de s’adoucir la peau, de soigner d’éventuelles gerçures et de ralentir le vieillissement de la peau. Pour nourrir les cheveux, il est conseillé de les enduire régulièrement d’huile d’olive.

 D’autres domaines permettent la récupération de l’huile d’olive utilisée dans la friture, il en est ainsi pour fabriquer du savon traditionnel, pour imbiber un bout de tissu utilisé dans l’allumage d’un brasero ou d’une lampe à huile et pour graisser une serrure ou une machine rouillée.

 Présente dans presque toutes les dimensions de la vie quotidienne et rituelle, l’huile d’olive occupe une place importante dans notre univers.

 Bibliographie :

1- Chedly Ben Abdallah, « Fêtes religieuses et rythmes de Tunisie », collection Patrimoine, J.P.S éditions, 1988.

2- Toussaint Samat, «Histoire naturelle et morale de la nourriture », Bordas, Paris 1987.

3- Sonia Mlayah Hamzaoui, « Modernité et Traditions, les pratiques culinaires des citadins de Tunis, Essai d’anthropologie culinaire », Centre de Publication Universitaire, Tunis 2006.

4- Sonia Mlayah Hamzaoui, « Symbolique de certains plats rituels de Makthar et de Kesra », Africa série (Arts et Traditions Populaires XV, pp103, 112), Institut National du Patrimoine, Tunis 2009.

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