L'huile d'olive éclaire
la Tunisie depuis Carthage

Etudes

Lumière sur lumière

Lumière sur lumière

 

 

Naceur BAKLOUTI 

Ethnologue

Selon une légende qui remonte à la nuit des temps, alors que l’homme ne connaissait ni le cheval ni l’olivier, deux paysans se disputaient une terre très fertile. Le roi décida que cette terre reviendrait à celui qui, en l’espace d’une année, ferait à l’humanité le cadeau le plus utile. L’un des paysans eut la chance inouïe de capturer un cheval sauvage : il entreprit de le domestiquer. L’autre, de son côté, s’engagea à greffer un oléastre qui avait spontanément poussé dans une invisible vallée encaissée de la montagne où il habitait.

Le jour venu, le premier avança un magnifique et fougueux étalon qui subjugua le roi, alors que le second présenta une modeste couffe remplie d’olives, chose que le roi n’avait jamais vue auparavant. Le roi  s’enquit auprès des deux plaideurs de l’utilité de leurs offrandes respectives et finit par proclamer que cet arbre si fécond, désormais dénommé olivier et qui avait prodigué ces minuscules fruits, était le meilleur don jamais fait à l’homme.

A partir de ces temps immémoriaux l’olivier n’en finit pas d’accaparer l’attention de l’homme dans tout le bassin méditerranéen, d’en rythmer la vie et d’en modeler les mœurs, les traditions culinaires et les croyances. Il représente pour lui le signe patent de l’opulence et de la richesse et pour les pays la promesse d’une aisance économique tant convoitée. Pour toute l’humanité, le rameau d’olivier qui couronnait jadis la tête des vainqueurs, est porteur d’une charge symbolique quasi magique ; n’est-il pas perçu comme un signe de concorde et de paix! Pour tout cela, cet arbre béni est dans cet espace méditerranéen l’objet d’une véritable vénération.

En Tunisie, dans la plupart des régions où prévaut l’oléiculture et surtout dans les zones côtières, car croit-on, l’olivier, cet arbre si généreux et pourtant peu exigeant, éprouve de l’affection pour les terres qui regardent la mer et aime être imprégné d’humidité marine, les oliveraies, comme tracées au cordeau, arborent la verdure pérenne de leurs arbres au branchage brun clair et au feuillage vert argenté.

Cette terre de l’olivier qu’est la Tunisie offre au regard des randonneurs les plus attentifs le mystère de ses nombreux sites archéologiques jalonnés de vestiges plus ou moins mis au jour, attestant la présence très fréquente d’huileries et témoigne de la grande extension, à l’époque antique, de la culture de l’olivier, même dans les régions d’où elle a totalement disparu aujourd’hui. La Byzacène antique (la Tunisie centrale) dont la capitale était Sufetula (Sbeïtla) fut un territoire à vocation essentiellement agricole qui, dès le deuxième siècle, s’orienta vers l’oléiculture, dont l’extension marqua en ce temps-là toute son évolution économique et sociale. Plus à l’ouest, dans la haute vallée de l’Oued el-Htab, sur le versant sud de la Dorsale Tunisienne, on a pu dénombrer une centaine d’huileries appartenant à l’époque romaine (S. Benbaaziz).

La paléontologie (science des êtres vivants ayant existé sur la terre avant la période historique) nous apprend que l’oléastre existe déjà en Afrique (la Tunisie actuelle) à l’âge de la pierre taillée (paléolithique supérieur). Selon H. Camps-Faber (1974), l’oléastre  existait  en Afrique du Nord dès le XIIe millénaire et certainement bien avant. Nos ancêtres Libyques, eux-mêmes descendants des Capsiens et vivant de chasse et d’agriculture, après un long processus de sédentarisation, avaient appris à le greffer, c’est-à-dire à le cultiver et à développer des formes d’art et de culture assez recherchées, aidés en cela par des apports issus de l’autre côté de la Méditerranée.

C’est à Jéricho, en Palestine, s’accordent à dire les historiens qu’ont été découvertes les plus anciennes jarres à huile, vieilles de huit mille ans. La plus ancienne mention écrite d’un procédé d’extraction d’huile figure sur une tablette en argile datée de 2500 av. J.-C., elle a été découverte dans l’île de Crète. Ce sont d’ailleurs les Grecs qui, semble-t-il,  ont introduit l’olivier en Egypte pharaonique. L’historiographie égyptienne raconte que Ramsès III a offert des plantations d’oliviers au dieu Râ, pour garder éternelle la lumière des lampes de son sanctuaire éclairées à l’huile d’olive. Ce serait la mythique déesse Isis, l’épouse d’Osiris qui possédait le pouvoir d’enseigner aux hommes la culture de l’olivier.

Il est donc certain que ce sont les Phéniciens qui ont amélioré les techniques agraires et développé l’oléiculture en Tunisie. L’agriculture connut en ces temps-là une impulsion notoire, fondée sur les savoir-faire ancestraux enrichis par les nouvelles connaissances acquises, notamment celles qui figurent dans le fameux traité d’agronomie du bien célèbre Magon (IIe-IIIe siècle av. J-C). M. H. Fantar affirme en ce sens (communication orale), que tout ce que l’historiographie antique a dit de l’olivier dérive directement ou indirectement de l’agronome carthaginois Magon dont l’encyclopédie a été le seul ouvrage conservé par les Romains au temple d’Apollon comme un butin de guerre et un trésor de l’humanité. Pour en assurer la conservation et le profit, le sénat romain ordonna sa traduction en latin. Or, dans son encyclopédie, Magon consacra un long développement à l’oléiculture. Les agronomes romains et byzantins y ont largement puisé.

Rome allait donc profiter de l’expérience punico-libyque pour étendre la culture de  l’olivier à toutes les terres conquises. Les historiens rapportent que la culture de l’olivier jouissant d’un climat favorable, fut développée en Afrique proconsulaire (l’actuelle Tunisie) pour des raisons politiques et socioéconomiques qui font qu’elle joue un rôle déterminant dans la sédentarisation des tribus nomades et la pacification des groupes irréductibles, grâce à la mise en valeur des territoires occupés. Ainsi, parallèlement à cette dynamique impulsée par la sédentarisation et la pacification, Rome avait réalisé que son intérêt en Afrique lui dictait de développer la culture de l’olivier et de l’étendre de proche en proche, jusqu’aux régions steppiques et même aux zones arides.

C’est durant l’époque des Sévères, que le pays atteint l’apogée de son rayonnement grâce à la mise en valeur de son sol et à son développement économique. Ces empereurs originaires d’Afrique (la Tunisie actuelle), menèrent une politique agraire destinée à favoriser et encourager par des privilèges exceptionnels les  efforts des paysans, notamment par l’appropriation des terres.

A cette époque donc, les savoir-faire furent développés et les techniques agraires affinées, notamment à la faveur des travaux des agronomes qui ont généreusement puisé dans le substrat punique local.

Columelle (premier siècle) qui baptisa Magon le maître des sciences rurales énumère dans son ouvrage le Res rustica les soins exigés par la culture de l’olivier : labours bisannuels, déchaussage à l’équinoxe d’automne, lutte contre les parasites, taille… Ainsi se trouvent confirmés les récits de Pline et de Juvénal attestant que l’on pouvait cheminer dans le Sahel tunisien et la région sfaxienne pendant des jours à l’ombre des forêts d’oliviers.

 

Plusieurs  mosaîques de l’époque romaine témoignent de l’importance de l’olivier dans la vie quotidienne et illustrent les travaux accomplis dans ce domaine. Ainsi la fameuse mosaïque dite du Seigneur Julius représente-t-elle une scène de gaulage mais déjà, au premier siècle, l’agronome romain Varron avait fait remarquer que cette technique, outre qu’elle abimait les fruits, causait la stérilité des arbres une année sur deux. C’était pour cela qu’il conseillait la cueillette à la main munie de cornes. Il s’agissait d’un peignage des branches à l’aide de trois doigtiers en corne de mouton, adaptés à l’indexe, au médius et à l’annulaire de la main droite.

Les fouilles archéologiques menées à travers la Tunisie ont dégagé plusieurs vestiges d’huileries romaines et exhumé une quantité considérable de lampes à huile, unique moyen d’éclairage jusqu’aux aux époques les plus tardives de l’histoire. L’huile est aussi utilisée pour ses vertus nutritives et curatives en pharmacologie traditionnelle, notamment pour la guérison de certaines maladies par onction des patients. Outre la fabrication du savon, l’huile entre dans la composition de cosmétiques tant prisés jadis par les femmes qui ne lésinent pas à en enduire leurs cheveux à fin de les nourrir, les lisser et les faire briller tout en rehaussant la teinte noire qu’elles affectionnent. D’autre part, c’est depuis longtemps que le bois d’olivier est utilisé en artisanat, aussi bien pour la taille des manches d’outils aratoires que pour celle d’ustensiles culinaires et autres bibelots.

 

Certains sites, surtout dans les montagnes du sud tunisien, sont restés en quelque sorte en marge de l’histoire et ont pu conserver les techniques d’extraction de l’huile, trituration et pressurage, qui remontent aux époques les plus reculées de l’histoire. A l’époque coloniale, on a pu dénombrer plus de cinq cents huileries dans les seules Matmata. Il s’agit de broyeurs à traction animale et de pressoirs à treuil, installés dans des huileries troglodytiques, semblable à ceux utilisés à l’époque romaine et qui sont encore visibles dans quelques villages comme Matmata, Chenini et Douiret. Ce genre de broyeur est mu par un chameau, dont les yeux sont couverts d’une sorte d’œillères en alfa tressé afin de lui éviter d’être étourdi en tournant toujours dans le même sens.

Par contre, le pressoir à vis utilisé en pays berbère jusqu’au milieu du XXe siècle, a complètement disparu. Pline l’Ancien, écrivain et naturaliste romain du Ier siècle, affirme que ce genre de pressoir est apparu en Italie dans le dernier quart du Ier siècle av. J.-C, mais comme toutes les pièces étaient en bois, ce modèle ne s’est conservé qu’en Afrique romaine. Le fonctionnement du dispositif est simple ; une pile de sept à huit scourtins est déposée sous le pressoir dans une cuvette de bois à fond plat ; une planche mobile placée au-dessus est ensuite fortement pressée à l’aide d’une vis taillée dans le bois.

Le  pressoir le plus répandu en Afrique romaine était établi sur le principe de la pression d’un tronc d’arbre grâce à un cabestan solidement fixé à un contrepoids. La pile de scourtins remplies de pâte d’olives broyées repose sur une dalle creusée d’une ou de  plusieurs rigoles d’où l’huile s’écoule vers des jarres ou des bassins. Un système de décantation permettait parfois de recueillir des huiles de qualités différentes (Camps-Faber, 1974). Auparavant, les olives sont broyées dans un moulin semblable au moulin matmati qui se compose de deux éléments essentiels : la meule gisante qui contiendra les olives et la meule volante qui sera actionnée pour écraser les olives.

Mais on peut encore noter la survivance des techniques de broyage et de pressurage très rudimentaires :les olives  jetées dans une fosse peu profonde sont broyés au moyen d‘un lourd bloc de pierre arrondi que deux hommes ou deux femmes assis face à face font rouler de l’un à l’autre. Après ce broyage rudimentaire, l’extraction de l’huile se fait par foulage dans un cuvier de bois ou par barattage dans une outre en peau de chèvre ; à force de malaxer ainsi la pâte, l’huile surnage peu à peu; on la recueille et on la laisse se décanter dans des cuvettes de bois de forme oblongue.

Opulente donc à l’époque romaine, la forêt d’oliviers, occupant aussi bien le littoral que l’intérieur du pays, dut souffrir des avatars des guerres et des déprédations des nomades. Sous l’occupation des Vandales d’abord puis celle des Byzantins, la décadence de  l’oléiculture est devenue sensible surtout dans  les régions intérieures de ce que sera la Tunisie. Mais semble-t-il, dès les premiers siècles de la conquête musulmane, cette forêt renaîtra comme l’attestent les chroniqueurs arabes. A ce titre, le géographe Al Ya’qubi (IXe siècle), rapporte dans son Kitab al-buldan (Le Livre des Pays) que l’olivier domine surtout dans le Sahel.

Grand est l’intérêt porté à la culture de l’olivier à l’époque médiévale, en témoignent les travaux des agronomes arabes. Ibn al-Hajjaj le Sévillan (XIe siècle) expose dans son ouvrage intitulé Al-Muqnea fil filàha (Traité convaincant à propos d’agriculture) les techniques culturales afférentes à l’olivier et déconseille le gaulage lui préférant la cueillette à la main. Ibn al-Awam, lui aussi agronome d’origine andalouse ayant vécu au XIIe siècle, affirme dans son Livre de l’Agriculture qu’il existe deux variétés d’oliviers : l’olivier sauvage qui croît naturellement sur les reliefs et l’olivier cultivé, plus abondant et dont le fruit donne plus d’huile. En Tunisie, l’oléastre, olivier sauvage, poussait jadis spontanément dans les steppes.

Mais aujourd’hui les spécialistes soutiennent que cette distinction est devenue obsolète car des travaux scientifiques ont prouvé l’absence de frontière entre les espèces sauvages et les espèces cultivées (I.O.).  Un siècle auparavant, le géographe et chroniqueur Al Bekri  décrit l’oliveraie sfaxienne comme la plus magnifique de tout le Maghreb, et rapporte que Sfax se situe au milieu d’une forêt d’oliviers qui approvisionne d’huile l’Egypte, le Maghreb, la Sicile et Byzance ; ce qui fait de cette ville l’un des marchés les plus actifs du bassin méditerranéen. Mais la forêt fut durement touchée par l’anarchie et les déprédations causées par l’extension des activités pastorales, suite aux invasions des nomades Béni Hilal et Béni Soleïm venus du Nadjd en Arabie après un séjour au Saïd égyptien. Ibn Khaldoun parle de « nuées de sauterelles, ravageant tout sur leur passage ». Elle ne renaîtra réellement que bien plus tard, une fois la paix et la sécurité instaurées.

Cependant, la restauration de l’oliveraie sfaxienne ne sera évidente que dès la fin du XIXe siècle, avec l’arrivée des colons français. C’est sous l’impulsion de Paul Bourde, nommé directeur de l’Agriculture en Tunisie et ayant écrit en 1893 un prodigieux travail de synthèse intitulé : Rapport au Résident Général sur les cultures fruitières, et en particulier sur la culture de l’olivier, dans le centre de la Tunisie, que la région sfaxienne connaîtra une extension fulgurante de sa forêt d’oliviers, sur un fond de traditions locales du travail de la terre.

Le paysan sfaxien a, depuis des temps immémoriaux, accumulé un savoir-faire ancestral qui lui a permis de dompter une nature si difficile et revêche, et d’exploiter un sol semi aride, en le plantant d’oliviers. Espacement régulier des arbres, plusieurs labours et sarclages spécifiques destinés à aérer le sol, à ralentir l’évaporation et à supprimer les mauvaises herbes, une taille hardie, juste après la cueillette : telles sont les manifestations de ce savoir hérité et transmis.

Arrivé donc à la fin du XIXe siècle en Tunisie, le colon français fut étonné par la stricte régularité de l’alignement des arbres dans les olivettes sfaxiennes et par les soins dont elles étaient l’objet. Il sollicita la mobilisation des terrains disponibles pour ses plantations et, conquis par le savoir-faire local, il s’associa au paysan sfaxien selon un contrat appelé mgharsa : lui fournissait la terre et le paysan le travail. Quand l’olivette venait à produire, la terre était partagée, à parts égales, entre les deux parties, sur la base du nombre d’oliviers. Depuis, l’oléiculture ainsi que l’oléifacture ne cessent de se développer et de se moderniser, générant ainsi de substantiels revenus.

Chaque année, à partir de novembre et pendant plusieurs mois, la Tunisie vit au rythme effréné des activités oléicoles, dans une excitante effervescence. Les oliviers, alourdis de leurs fruits gorgés d’eau et d’huile et arrivés à maturité, livrent leurs branches aux cornes ou aux racloirs des cueilleurs juchés sur leurs échelles doubles appelées sarrafa. En bas, les femmes rassemblent dans l’allégresse les olives et les  vannent dans de grands tamis pour les séparer des feuilles. La récolte est ensuite convoyée vers les pressoirs pour en extraire cet or liquide si prisé qu’est l’huile. Aujourd’hui, les procédés d’extraction comprenant trituration et pressurage, se modernisent ; les vieux broyeurs électriques ainsi que les pressoirs hydrauliques ou à disques et scourtins tendent à disparaître pour céder la place aux pressoirs à chaîne continue. Beaucoup plus, certaines huileries modernes comprennent désormais des unités de conditionnement entièrement mécanisées.

L’huile et l’olivier occupent dans l’imaginaire collectif une place profondément ancrée dans les inconscients, aussi marquent-il certaines pratiques et croyances, comme  le rituel matrimonial de la barboura, encore célébré à Djerba. Enroulé dans un drapé (beskri), le futur marié, accompagné de ses parents et amis tourne autour d’un olivier d’où il détache un ramreau avec lequel il fait mine de frapper les célibataires présents pour leur communiquer symboliquement une part de la bénédiction qui l’enveloppe et qui facilitera leur mariage.

Doit-on aussi puiser dans le tréfonds de la mémoire collective cette croyance à caractère combien ésotérique mais aujourd’hui tombée en désuétude ! Quand la terre imprégnée des pluies automnales s’offre au labour, les paysans huilent le soc de leurs charrues avant de les enfoncer dans le sol. Ces socs huilés qui pénètrent la terre dans la douceur présagent d’une abondance prochaine, grâce à cette huile offerte en semences aux sillons ouverts.

Une autre pratique jadis courante à Sfax, mais elle est à fleur de mémoire. Quand un jeune homme, accompagné de ses parents vient à demander la main d’une jeune fille, le père de cette dernière ou même son grand-père lui pose cette condition préalable : s’il possède des troncs (d’oliviers s’entend). C’est dire l’importance de l’olivier dans la société sfaxienne traditionnelle, cet arbre béni de Dieu. Lumière sur lumière. 

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